A Paris, qui possède quoi (2024)

L'un des plus beaux chefs-d'oeuvre architecturaux de la capitale est menacé, ce mercredi 21 août, par des flammes hautes et spectaculaires. Massés devant l'hôtel de Bourbon-Condé, un joyau du XVIIIe siècle de 3 000 mètres carrés, entouré d'un jardin d'un demi-hectare, situé dans le quartier des Invalides (VIIe arrondissem*nt), les badauds, fascinés par le spectacle, n'ont qu'une question à la bouche : à qui appartient ce "château" en feu ?

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Et d'évoquer une vieille famille noble, l'Etat ou la ville. Sans savoir que Paris récèle toujours des surprises. Propriétaire, jusqu'en 2008, de ce bâtiment - qui a heureusem*nt pu échapper au désastre grâce à la diligence des pompiers -, la congrégation des Filles du coeur de Marie l'a cédé à la famille royale de Bahreïn.

"La Révolution, les grands travaux du baron Haussmann, les réformes sociales du XXe siècle ont bouleversé la donne", analyse Patrice de Moncan, économiste et historien qui publie Que vaut Paris ? Histoire et analyse de la propriété immobilière, que L'Express a pu lire en exclusivité.

Comme lui, la plupart des immeubles de la capitale ont plusieurs fois changé de mains au cours de son histoire agitée depuis 1789. Avec son lot de confiscations, d'expropriations, de faillites, d'enrichissem*nts et d'autres soubresauts.

L'auteur dévoile non seulement l'identité des possesseurs des 87 836 immeubles de la capitale - arrondissem*nt par arrondissem*nt -, mais encore la valeur de ceux-ci, avec l'aide de la Fnaim Paris-Ile-de-France et de BNP Paribas Real Estate.

Il s'agit d'une étude unique en son genre - "Paris est la seule ville au monde à avoir été scrutée de la sorte", souligne un expert. Pour la première fois, l'ensemble du patrimoine de la capitale est estimé : il s'élève à plus de... 700 milliards d'euros.

Un patrimoine colossal, que se partagent, en 2013, l'Etat, la municipalité, les propriétaires d'immeubles, les investisseurs institutionnels, l'Eglise et, surtout, la cohorte des copropriétaires. A eux seuls, ils possèdent 48 439 immeubles, soit plus de la moitié des bâtiments de la capitale.

Un contemporain du Roi-Soleil n'y trouverait plus ses repères : avant la Révolution, le clergé détenait 55 % de Paris, il n'en conserve que 0,3 %. La noblesse, elle, représentait 35 % des propriétaires : aujourd'hui, elle a disparu des écrans radars. En 2013, cette transformation se poursuit et s'accélère.

Les propriétaires d'immeubles, dernier maillon, parfois, de vieilles dynasties, sont les grands perdants des évolutions de la société : ils possédaient encore plus de 90 % du total du parc au début du XXe siècle. A présent, ils en détiennent 16 %. "C'est impressionnant, s'exclame Patrice de Moncan.

En soixante ans, ces héritiers ont perdu près de 80 % de leurs biens, soit 1 000 immeubles par an !" Une faillite due à la fois à l'augmentation des charges d'entretien, aux problèmes de succession et à la fiscalité. Ces bailleurs rentiers ont beau posséder encore quelque 14 000 immeubles - des bâtiments de taille moyenne (1 100 m2), situés le plus souvent dans les XVIIIe et XXe arrondissem*nts -, leur disparition paraît, à terme, inéluctable.

L'Etat vend à tout-va depuis 2005

Même effondrement pour l'Eglise, qui ne revendique plus que 301 immeubles (0,3 %), mais garde une belle réserve foncière (inconstructible), représentant deux fois le Vatican !

Et, même si le diocèse et les congrégations ont de beaux restes et continuent à faire fantasmer - ah, cette propriété de 1,3 hectare autour de l'Observatoire (VIe) ! - ils n'en finissent pas de céder du terrain. "Entre 1950 et 1985, l'Eglise a ainsi perdu 30 % de son patrimoine", affirme notre historien.

La raison ? De gros besoins d'argent pour rénover un patrimoine souvent dégradé. Sans compter le recul des dons. "Autrefois, certains fidèles laissaient, à leur mort, des immeubles entiers. Aujourd'hui, le plus gros legs, c'est un appartement", regrette Bertrand de Feydeau, ancien économiste du diocèse. D'où la cession des dernières pépites - à l'exclusion, bien sûr, des 101 églises construites après 1905.

C'est également pour des raisons d'argent - et de rationalisation du patrimoine - que l'Etat vend à tout-va de-puis 2005. Ses domaines ne représentent plus que 3,2 % de la capitale. Certes, le premier propriétaire de l'Hexagone dispose, depuis les nationalisations de 1936, de la gigantesque emprise foncière des Chemins de fer (450 hectares appartiennent encore à Réseau ferré de France, auxquels s'ajoutent les entrepôts et ateliers de la SNCF), plus les terrains de l'AP-HP (Hôpitaux de Paris) et de l'armée.

Sans compter des joyaux, invendables bien sûr, comme le Louvre ou les Tuileries (378 000 m2), le jardin du Luxembourg, Notre-Dame, l'Opéra Garnier, le bois de Boulogne (2 000 hectares) ou encore les stations de métro !

Mais, en réalité, nombre de bâtiments ont déjà changé de mains : l'Etat en a vendu pour 3 milliards d'euros, dont une bonne partie à Paris (ministères ou hôpitaux, tel Laennec, dans le VIIe). En juillet dernier, la caserne de Reuilly (XIIe) a ainsi été cédée pour 40 millions d'euros.

La ville de Paris, toujours insatiable

Autres bailleurs en perte de vitesse : les investisseurs institutionnels (caisses de retraite, banques...). "Leur désinvestissem*nt est l'un des faits les plus marquants des quinze dernières années", déplore Bertrand de Feydeau, longtemps gestionnaire du patrimoine de l'assureur Axa.

C'est simple : durant cette période, plus de 1 million de logements ont été cédés. Et ce n'est pas fini, puisque leurs immeubles continuent d'être vendus à la découpe, au grand dam de leurs locataires. En revanche, les "zinzins" reviennent timidement cette année pour s'offrir des tours de bureaux, plus rentables...

Toutes ces ventes, qui bouleversent la sociologie parisienne, font aussi des heureux. Comme la ville de Paris, toujours insatiable : forte d'un patrimoine très hétérocl*te, elle ne compte pas s'arrêter en si bon chemin. Outre des musées, des théâtres, les mairies, les églises construites avant 1905, la municipalité détient 200 000 logements sociaux et, au total, 7 800 immeubles.

Loin de s'alléger, elle poursuit ses emplettes de plus belle, préemptant ici et là des appartements ou réalisant des opérations d'envergure, comme celles du quartier des Batignolles ou la caserne de Reuilly, où la mairie veut aménager 500 logements sociaux sur un terrain de 35 000 mètres carrés.

Mais les plus gros propriétaires - et de très loin - sont les Parisiens eux-mêmes. Depuis la Libération, leur progression a été fulgurante : de 6 000 en 1950, ils sont passés à 900 000 en 2013 ! "Je n'imaginais pas que les copropriétaires gagneraient tant de terrain. Ils l'emportent haut la main !" s'amuse Patrice de Moncan.

Les investisseurs étrangers font bien partie du lot des acheteurs, mais ils demeurent encore discrets, privilégiant les plus beaux logements des VIe, VIIe, VIIIe et XVIe arrondissem*nts.

Ces révolutions, accompagnées d'une vraie spéculation sur le marché immobilier, expliquent la valeur de la capitale. Plus de 700 milliards d'euros, soit le PIB des Pays-Bas ! Paris est devenue une capitale mondiale incontournable. Avec de sacrées différences d'un quartier à l'autre.

Les arrondissem*nts du Triangle d'or, où sont concentrés les sièges sociaux les plus prestigieux et les enseignes de luxe, valent ainsi beaucoup plus cher (52 milliards d'euros pour le seul VIIIe) que ceux du nord de la capitale, peuplés de logements sociaux (le XIXe ne "pèse" que 32 milliards).

Autre observation : le VIe a beau détenir le record du prix du mètre carré, sa cote (19 milliards d'euros) demeure bien inférieure à celle du VIIe (38 milliards), du XIIe (42 milliards) ou du XVe (73 milliards). Certaines rues font également grimper les prix, comme l'avenue Foch (1,7 milliard d'euros), autrefois lieu de résidence des Rothschild, de Marcel Dassault ou de la princesse de Faucigny-Lucinge et, aujourd'hui, pied-à-terre de trois princes saoudiens.

Et le Grand Paris ?

Ce Monopoly version luxe n'est pas près de s'effondrer. "On va plutôt assister à une concentration de plus en plus forte des biens entre les mains des principaux propriétaires", estime Patrice de Moncan.

Les copropriétaires - aisés - vont continuer, quoique à un rythme plus ralenti, à acheter Paris, tout comme la ville, peu encline à céder sa place, tandis que les derniers héritiers vont lâcher prise. Des évolutions qui ne remettront pas en question les grands équilibres. Seule la construction du Grand Paris pourrait à nouveau bouleverser l'histoire de la propriété parisienne.

Optimiste, Patrice de Moncan n'y croit pas : "Ce gigantesque projet urbanistique ne fera que rendre Paris intra-muros encore plus attractif et plus cher." De quoi combler le million de propriétaires qui se partagent la Ville lumière.

Changements de propriétaire

Avenue Montaigne

L'ancienne allée des Veuves, repaire de guinguettes et de bals où le Tout-Paris venait s'encanailler au xixe siècle, fut d'abord la propriété d'aristocrates qui y possédaient des hôtels particuliers, comme la comtesse de Véra de Talleyrand-Périgord, avant de devenir, au XXIe, le royaume des boutiques de luxe et des grandes fortunes étrangères, le plus souvent venues des Emirats. Parmi les résistants, l'assureur Gan détient trois immeubles, et la ville de Paris, le théâtre des Champs-Elysées.

La Coupole

La brasserie la plus célèbre de Montparnasse, ouverte en 1927 par Ernest Fraux et René Lafon, comptait parmi ses habitués Hemingway, Cocteau et Aragon. Racheté en 1987 par Jean-Paul Bucher, ancien propriétaire du groupe Flo (Flo, Vaudeville et Bofinger), le café des Années folles a été cédé en 1995 au milliardaire belge Albert Frère.

Place du Tertre

Refuge des artistes, elle fut d'abord un rond-point villageois peuplé de paysans et entouré de fermes, avant d'abriter la mairie de la commune libre de Montmartre. Aujourd'hui, trois propriétaires privés y possèdent encore un immeuble. Les copropriétaires se partagent le reste de la place, envahie de jour comme de nuit par les touristes. Seule l'ancienne mairie reste la propriété de la ville.

Le Lido et le Moulin Rouge

Le cabaret des Champs-Elysées comme le royaume du french cancan ont été repris par Joseph et Louis Clerico, qui en font des hauts lieux de la capitale. En 2012, l'immeuble abritant le temple des Bluebell Girls est racheté par le Qatar, tandis que, depuis 2013, l'institution montmartroise se partage en deux : les héritiers des Clerico rachètent les murs du music-hall, les terrains alentour sont cédés au groupe immobilier 3 F.

Le Crillon

Anciennement hôtel d'Aumont, propriété, en 1788, de François Félix de Crillon, il est cédé en 1907 à la Société des grands magasins et des hôtels du Louvre (actuel groupe du Louvre), qui en fait un palace. En 2010, après avoir transité par le fonds américain Starwood Capital, l'établissem*nt de la place de la Concorde est cédé, pour 250 millions d'euros, à la famille royale d'Arabie saoudite.

Les quais de l'Île Saint-Louis

A l'origine, les aristocrates boudaient ces lieux, fiefs de la bourgeoisie et dénués de prestige. En 1950, on y comptait encore 50 propriétaires privés alors qu'ils sont, en 2013, moins d'une dizaine à se partager les quatre quais de l'île. Aujourd'hui, ce sont plutôt les étrangers qui s'offrent ces superbes vues sur la Seine. Comme un frère de l'émir du Qatar qui a racheté, en 2007, l'hôtel Lambert aux héritiers de Guy de Rothschild, son propriétaire depuis 1975.

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Author: Virgilio Hermann JD

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